Dans mon faux monde, empli d’odeurs de fritures, de musique jazzy et de perruques, il y a aussi une école. Cette école est ma petite entreprise. Emplie, elle, d’effluves de brocolis tournés, de cris d’enfants dans une autre langue et d’uniformes rouges et blancs.
Quand j’arrive dans ma petite entreprise, je dis bonjour au grand chef avec qui j’échange deux trois mots gentils et cordiaux. Ca permet de créer un contact humain. C’est bon pour le moral des équipes. Puis, je valide mon entrée sur la pointeuse magique. Ca permet de compter nos 50 heures hebdomadaires, moins les pauses cigarettes. C’est important de surveiller ses équipes.
A 7h35, je fais mon premier pas dans la classe. La poussière derrière les bancs chatouille le nez. Tout est encore calme. C’est le moment de grâce. Les dix petites minutes où on va pouvoir prendre un café et se recharger en discussion pour la journée. La réunion photocopieuse. C’est bon pour le moral des équipes. On essaie d’éterniser l’instant béni, on grappille encore 5 minutes, comme au sortir du lit. Mais ça crie déjà dans les couloirs. Alors on traîne le pas, mais on y va. On les aime bien nos petits élèves, on s’y attache. Et on leur en veut même pas. Nos pas sont lourds parce que les journées sont longues. Et il n’est que 7h50.
Il faut sharpener le crayon à papier de Simone. Faire les lacets de Marcel. Ecrire l’exercice au tableau. Mimer avec des GRANDS gestes qu’il faut bien souligner le verbe. Expliquer à Charlotte ce qu’est un verbe. Ah! Un verb! Changer la boite de mouchoirs qui est vide. Répéter avec des GRANDS gestes qu’il faut souligner. Oui, en rouge. Oui, avec la règle. Donner une règle à Patrick qui retrouve la sienne cassée dans son casier. Régler le conflit entre Paul et Jacques qui ne sont plus meilleurs amis. Oui, au stylo. Distribuer des nouveaux stylos rouges à Michelle, Odile et Sébastien. Mettre un pansement sur le bras de Julien qui a trop gratté son bouton. Expliquer à Benjamin ce qu’est un verbe. Ah! Un verb! Entrer les absents sur l’ordinateur. Réveiller Anaïs qui s’est endormie sur sa table. Répondre à Sophie qui a le doigt levé depuis 5 minutes. Ne pas répondre à Sophie qui n’a en fait pas de question, elle a tout fini, elle fait le silence. Dire à Sophie qu’elle peut faire une activité autonome. Répondre à Georges qui ne retrouve pas son stylo rouge, est-ce qu’il peut faire au crayon. Sharpener le crayon rouge de Georges. S’asseoir avec Aline pour l’aider, parce que cette autre langue, c’est trop pour elle. Il est 8h30 et on a fait un seizième de la journée.
Heureusement, la récréation arrive, à la même heure que la prof d’art. Mais ce n’est pas bien grave, parce que la prof d’art ne fait pas art, il y a trop de classes. Mais on a de la chance, l’infirmière soigne encore les élèves, même s’il y a trop d’élèves. D’ailleurs, la prof d’art est souvent dans la salle de l’infirmière pour l’aider. Puis aussi, au bureau de la secrétaire. L’entraide, c’est bon pour le moral des équipes. Nous aussi on aimerait bien s’entraider pendant les récrés, mais on n’a pas le droit. C’est pas bon pour la sécurité. Alors on surveille les professeurs qui surveillent les élèves. C’est une grande chaîne. C’est important de surveiller ses équipes.
A midi 15, on descend à la cantine. Comme y a que quinze petites minutes pour manger, tous les élèves partagent leur repas à la cafétéria. C’est lunchbox contre plateau industriel. La bataille des Goldfish arc-en-ciel contre les hot dogs sous blister. Nous on déambule entre les tables et on compte les points. Et les pertes alimentaires.
A midi 30 c’est notre demi-heure divine. Trente minutes de pause, moins les marches à monter et à re-descendre, avec une pause pipi, des conversations d’adultes, des fromages en stick, des gamelles trop vite avalées, et un ultime café. Wow. Le temps est vraiment élastique comme un bon vieux carambar bien mâchouillé. En classe, 5 minutes sont infinies, et là, c’est un claquement de doigt. On est au degré zéro de l’énergie et y a encore tout l’après-midi.
On repart à l’attaque, en guerre contre nous-même. On vaincra, on enseignera coûte que coûte, parce que là est notre mission. Malgré le bruit, la fatigue, la barrière de la langue, la carence en caféine, les crises, les pleurs, les coups. Chaque heure est une bataille, mais le savoir et la connaissance sont brandis en étendard. Heureusement encore, des interventionnistes spéciaux viennent à notre rescousse. Enfin des fois. Ah non. Pas là. Ah. Puis, pas là non plus. Ah, et pas demain. Qu’à cela ne tienne, le professeur mènera la guerre tout seul pour ses élèves!
A 4h, le combat éducatif est terminé. Des lunchboxs oubliées jonchent le sol. Les talkies-walkies grésillent dans le vide. Vide. Comme les professeurs. Une missive arrive alors tout droit dans nos boites aux lettres. Un traitre est parmi nous. Il se dit, dans les couloirs froids et obscurs, qu’on utiliserait la force. Qu’on serait agressifs. Qu’on ne serait pas bienveillants. Nous, qui nous usons dans cette entreprise, qui la faisons prospérer, vivre, exister, qui donnons notre énergie, nos journées et nos années pour enseigner envers et contre tout, surtout contre tout, on nous reproche de maîtriser calmement mais fermement une situation, de créer des limites, des récompenses et des sanctions, d’éduquer et de faire grandir avec des valeurs de respect mutuel, de protéger et sécuriser des enfants eux-aussi usés par un système dont ils ne sont en aucun cas la priorité? Ma petite entreprise connait bien la crise.
Heureusement, je travaille dans le faux monde et ma petite entreprise est irréelle. C’eut été invraisemblable sinon.